Equinoxes   Equinoxes Equinoxes Equinoxes

Return to Equinoxes, Issue 8:Automne/Hiver 2006-2007
Article ©2007, Cynthia Bresolin

 

 

 Cynthia Bresolin, Université de Bordeaux III

la roue de bicyclette ou l'image plurielle de révolutions en marche vers la postmodernité


Après le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet et « l’origine du monde » de Courbet, les ready-mades de Duchamp finissent d’achever la tradition picturale ; figure de proue de la libération des codes autoritaires qui jusqu’alors déterminaient une œuvre d’art. L’œil moderne se fonde en effet sur le mépris du passé de l’institution académique et du savoir-faire, en somme sur le rejet du métier d’artiste. Impact d’un nihilisme nietzschéen grandissant dont on doit fortement en soupçonner l’influence, la modernité s’éprouve en s’éloignant de la dialectique hégélienne du Grand Récit romantico-chrétien.

L’avènement dès 1913 de ce qui ne sera nommé ready-made qu’à partir de 1917 fait état, pour ce qui nous intéresse, de plusieurs aspects de formes circulaires. Libérée des contraintes archétypales, la Roue de Bicyclette vogue déjà sur une contemporanéité peu commune outrepassant les limites jusqu’alors imposées. En d’autres termes, peut-être que la Roue de bicyclette avant même d’être imputée du terme de ready-made est déjà plus qu’un simple ready-made. C’est-à-dire : là où il y a la marque d’une rupture, il semble instantanément y avoir un dépassement. Au-delà donc d’une coupure aussi radicale qu’elle puisse être, la Roue de Bicyclette franchit le stade d’une revendication moderniste d’indépendance.
 

En ignorant le mode traditionnel de la représentation classique, Duchamp entend bien se situer « au-delà de l’idée même de la représentation ». 1  S’il ne s’agit donc plus seulement de simple représentation peut-être alors pourrions-nous voir dans cette roue rédimée exposée seule en majesté un dépassement, un paradigme de temps et de mouvement. Plus particulièrement l’artiste travaille-t-il un mouvement pluriel à partir duquel se dégage une trajectoire cyclique, chère à l’idée de l’Eternel Retour et une autre circulaire déjà annonciatrice de l’idée de postmodernité. Ecoutons dans l’écho encore proche de la tradition, le cri poussé par Duchamp : plus qu’une révolution figure d’un changement autant soudain que radical, voici précisément l’apanage de révolutions autrement dit de mouvements rotatifs comme faisant état de la situation actuelle et peut-être même future ou,à tout le moins subodorée. Considérons donc la Roue de Bicyclette non seulement comme une roue de fortune, le temps cyclique et son idée patente d’éternel retour, mais aussi comme une roue qui présuppose les temps à venir et le mouvement circulaire de la postmodernité. Si « Chez les anciens, l’histoire était ontologiquement inscrite dans les rayons de la roue de la fortune et sa venue était pensée sous la catégorie du nécessaire », 2 peut-on voir dans la roue de bicyclette comme une voyante devine dans sa boule de cristal ? Bref, peut-on avancer un fonctionnement circulaire postmoderne ? 

Mais rapidement : qu’est-ce qu’un ready-made ou ce que l’on appelle un objet rédimé ? Définir le mot c’est déjà interpréter quelque chose « tout fait. » En somme, le ready-made est une œuvre d’art réduite à l’énoncé « ceci est de l’art. » C’est un rendez-vous nous dit Duchamp, entre l’objet et l’auteur dont l’élection de l’objet même est la première condition de rencontre. A la question « comment choisissez-vous un ready-made ? », « il vous choisit pour ainsi dire, » 3 répond Duchamp, « le choix de ces ready-made ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût…en fait une anesthésie complète ». 4  Les objets rédimés sont à chaque fois « une rencontre par un hasard choisi et mis en réserve, indiquant l’état de l’art à un moment donné » 5 ; nous pouvons donc parler d’une intuition, inconsciente ou non.

Certes, Duchamp n’est pas médium et n’a pu dépasser ce qui n’existait pas déjà. Et pourtant peut-être plus qu’embrayeurs, ses ready-mades ont un quelque chose qui nous entraîne par-delà même la modernité - un quelque chose, au fond, de résolument anachronique. Notre provocateur ne s’est pas contenté de chercher l’indépendance, il a mis en figure tout un paradigme via une figure rotative à deux temps proposant une autre idée de temps. S’il ne s’agit donc plus tout à fait de simple représentation peut-être pourrions-nous voir dans cette roue rédimée l’apanage d’un temps particulièrement postmoderne - littéralement qui a dépassé la modernité. En poussant encore plus loin, un paradoxe (à la fois cyclique et circulaire) exalté dans l’immanence d’un même objet, d’une même forme, d’un même mouvement ; celui de la révolution.

Lorsque Duchamp acquiert une roue ainsi qu’un tabouret et qu’il choisit de les abouter de sorte que la roue (objet animé) soit fixée sur un tabouret (objet inerte) l’artiste finit de dénaturer le pneumatique de sa fonction d’origine mettant en avant non le mouvement linéaire final qu’opérerait une bicyclette (à coups de mouvements rotatifs) mais le mouvement circulaire obtenu à partir d’un axe central hiératique, un dispositif circulaire qui possède à la fois une force centrifuge et un axe immobile.

Entendons-nous bien : il n’y circularité que dans le mécanisme, celui d’une dynamo à la force exponentielle qui s’étend par un effet autant redondant que saturé, d’une rapidité telle qu’elle paralyse instantanément ouvrant sur un « paradoxe, c’est l’extrême mobile qui crée l’inertie de l’instant, l’instantanéité qui créerait l’instant ! ». 6

Il ne s’agit pas de considérer la forme circulaire comme une intuition d’avant-garde. Le cercle existe en effet depuis la nuit des temps, symbole de la nature : la mort et la renaissance.  Nonobstant, nous remarquons que la conception de Duchamp s’affranchit de l’intention d’autres artistes. Ainsi Henri Matisse avec « La danse » (1910) : dans ce cas, le cercle s’élabore autour d’une articulation de mouvements inextricables du cadre rectangulaire dans lequel il s’est enfermé – les personnages sont alors obligés de prendre des positions pour le moins inconfortables. Une posture l’on pourrait dire non naturelle aux déplacements non libérés. Ici pas de force centrifuge mais plus que circulaire et mécanique, une forme plutôt ovoïdale plus sensuelle et authentique, presque rituelle.

Pourrait-on voir à rebours dans le ready-made la figure analytique de la « post-avant-garde » - version artistique de la postmodernité – qui « donne cette impression étrange de vouloir prédire le futur en brossant l’histoire à rebrousse-poil » ? 7  La tâche de l’esthétique consistant précisément « à prêter une extrême attention aux œuvres afin de percevoir « simultanément tous les rapports qu’elles établissent avec le monde, avec l’histoire, avec l’activité d’une époque ». 8

Dépareillée et désossée de sa carcasse d’origine, la Roue est ipso facto dans l’incapacité d’accomplir sa fonction d’origine. Cet avatar devient immobile d’ironie, de perversion et de cynisme tel qu’il n’existe aucune roue capable de léthargie sauf en représentation – artialisée. 9

Comment donc y voir ce paradigme – ce paradoxe paradigmatique - de temps postmoderne ? Que dire de la roue duchampienne ? Que signifie cette double révolution cyclique et circulaire ? La forme parfaite d’un cercle tel le ready-made montre-t-il  un idéal temps, un temps absolu ou plutôt un méta temps, un temps futur : un temps à l’inquiétante arborescence qui aurait entre autre métaphore de pousser plus loin la célébration de la frivolité de la mode, « l’ordre immobile de la tradition désaffectée au profit de la spirale interminable de la fantaisie », 10 elle-même à ce moment-là en pleine expansion. Sébastien Charles précise qu’« en valorisant le renouvellement des formes et l’inconstance du paraître (…), la mode a permis la disqualification du passé et la valorisation du nouveau, l’affirmation de l’individuel sur le collectif à la subjectivisation du goût, le règne de l’éphémère systématique ». 11 Une temporalité postmoderne, peut-être même une hypertemporalité.

Le dispositif du cercle maintes fois utilisé par Duchamp offre la figure de la libération du mouvement. Un Duchamp prenant la roue d’une avant-garde contemporaine à contre-temps d’un modernisme de consommation dont la métaphore est prégnante dans « les temps modernes » (1936). Une échappée belle judicieuse dans le temps en somme - ce que représente Charlot, figure d’un mouton noir des « temps modernes », 12 via la vision d’un gigantesque mécanisme aux rouages déraisonnablement interdépendants les uns des autres ; une si petite silhouette humaine armée d’une clef à molette aux prises d’une machine qui s’est emballée.

La non motorisation de la roue de bicyclette au mécanisme épuré se situe donc hors du vrombissement de la marchandisation moderniste. C’est en quelque sorte une méta roue qui annonce, dépareillée de la sorte, les prémices de l’individualisme naissant. Marcel Duchamp fraye un chemin avec ce moyen de transport artistique par l’ouverture à un autre rythme, à de nouvelles allures dont le mécanisme, OVNI dans le milieu artistique, est considéré presque comme pathologique, une aberration artistique. Cette roue est l’image autant avant-gardiste – ou post-avant-gardiste - qu’anachronique de la conception de l’art de Gilles Deleuze : « un art produit nécessairement de l’inattendu, du non-reconnu, du non-reconnaissable » qui ouvre à de « nouveaux espaces-temps », une forme de « nouvelle syntaxe » qui « creuse une langue étrangère dans la langue ». 13 C’est la marque d’un tournant autant artistique que politique. Duchamp entend investir l’art d’une mission sociale. Dès lors « aucune forme artistique ne saurait convenir pour exprimer et dénoncer cette réalité mutilante et mutilée sinon celle qui résulte de l’agencement aléatoire de fragments de matière et de matériaux collés selon les lois d’un arbitraire en fait rigoureusement contrôlé ». 14 Préférant la bicyclette à Dada dont il revendique ne pas faire parti, Duchamp soucieux enfourche la bicyclette sous l’égide d’un Pol Bury qui préconisait d’un titre d’ouvrage « l’art à bicyclette et la révolution à cheval ». 15

Ne nous y trompons pas : la société postmoderne ne se dresse pas uniquement sur une conception à deux temps tels ceux qui sont ici mis en exergue. Elle est au contraire multiple et fonctionne sur des dualités constantes parfois difficilement conciliables : le passage postmoderne est définitivement un temps « non-réconcilié » (Deleuze).

Nous l’aurons donc bien compris, le mouvement révélant une multiplicité de temporalités pose en son épicentre, lieu fractal d’émanation des forces, un paradoxe en son fondement (c’est pourquoi nous devons plus parler d’un paradoxe paradigmatique que d’un simple paradigme). D’un côté la théorie cyclique impactant dans son sillage la puissance de l’Eternel Retour nietzschéen, « chaque période forme ainsi un système animé par des forces centripètes, de fermeture et centrifuges, d’ouverture ». 16 Et de l’autre mouvement circulaire, les présupposés postmodernes, voire hypermodernes. Dans un premier temps donc, il est certain que la création temporelle – l’entre-temps suppose une roue, sinon dopée, martelée par l’outil affirmatif de la volonté de puissance en vue de se libérer de l’éphémère linéarité chronologique, de la stase de l’instant, c’est-à-dire d’une notion de temps qui, selon Bachelard, n’a que « la seule réalité de l’instant » ne pouvant « s’établir que sur l’inconscience où nous demeurons de notre vitesse propre dans un monde tout entier voué à la loi du mouvement et par là même créateur de l’illusion de l’inertie ». 17 Laisser empreinte ; à coup de hasard, de « différence et de répétition » 18 de sorte qu’en émane une « énergie chaotique créatrice » par « des variations dans la distribution des rapports de force ». 19  Une roue tordue – ou au rayon voilé par contraste à un présent trop droit, trop direct et  a fortiori trop rapide. Voilage qui ferait surgir de dedans ce mouvement à la droiture quasi malsaine un autre mouvement, une extra-temporalité que Gilles Deleuze nomme un « entre-temps » 20 – que nous mettons volontairement et en franche opposition à l’anti-mouvement qui tournerait plutôt dans une vitesse de répétition jusqu’à ne plus en voir aucun rayon, à l’image des enjoliveurs des voitures qui par l’accélération donnent l’illusion surréaliste d’une immobilité totale. Ce qui tient pour fonction de créer « finalement du vide et du désert seulement parce qu’il n’y a que le néant qui soit continu et donc conducteur ». 21

Voiler n’est pas cacher bien au contraire et dans l’apparition d’un drapé recouvrant la nudité des femmes des peintures de tradition s’éveillent de la même façon l’imaginaire, les esprits, les désirs, façonnant de la substance ; ne dit-on pas voiler pour mieux dévoiler. Il s’agit de permettre à la déformation de s’arc-bouter pour en appeler à son réel rayonnement, déformer la forme préposée pour en reformer une autre sinon à l’image du créateur, à son intuition : dérailler le mécanisme aussi strict que la rectitude d’une ligne droite. Pétrir la circularité parfaite pour en faire une roue défectueuse de telle façon qu’à chaque tour, elle marque la volonté d’un éternel retour laissant une empreinte, créant un impact - « Les rapports de temps ne sont jamais vu dans la perception ordinaire, mais ils le sont dans les rapports de temps irréductibles au présent ». 22  Guyon déclare au moment où le moteur se développe : «  l’idée de temps peut se ramener à une perspective… la durée faite d’instants sans durée comme la droite est faite de points sans dimensions »…dimensions disparues dans une droite décapée qui ne serait que la vitesse d’une trajectoire géométrique ». 23  Ne perdons pas non plus l’objectif du spectateur : « Attirer le regard, c’est le capter et donc détourner l’attention, illusion d’optique dans un monde perçu tout entier comme illusoire ». 24 Ce pouvoir de captation Marcel Duchamp l’exploite encore plus avec « Rotative plaques verre » (1920). Dans ce dispositif : cinq plaques de verre pivotent sur un axe en métal ne semblent former qu’un seul cercle vu d’une distance d’au moins un mètre.
 

Duchamp en tant qu’embrayeur anticipe la forme du marché en des temps où le circuit de l’art n’était pourtant pas encore tout à fait circulaire (milieu auquel Duchamp refusait de se mêler, condamnant le marché de l’art et l’inflation du prix des tableaux). Cette roue montre l’hologramme d’un futur annonçant une nouvelle réalité, celle de la communication. 

Lors d’une exposition de technologie aéronautique en compagnie de Brancusi, en 1912, Marcel Duchamp lui aurait confié : « la peinture est morte. Qui pourra faire mieux que cette hélice ? ». 25 Nous voici face au dilemme de l’artiste visuel confronté aux réalisations d’une ère industrielle en plein essor pressenties par Walter Benjamin et de leur intrusion dans la vie quotidienne. Car derrière la mécanique inintelligible se cache une conscience, au creux central de la roue niche l’œil du cyclone capital, point de départ d’un mouvement tourbillonnant aussi frénétique que diabolique utilisant le réseau pour étendre son mouvement rhizomique ; une constellation arborescente favorisant sa pénétration dans les moindres branchies sociales via des méta-réseaux. Cette extension assurant l’équilibre du système est basée sur ce que Nathalie Heinich nomme le « paradoxe permissif ». En tant que version améliorée de la « récupération » (dénoncé par les mouvements contestataires dès les années 60–70), le « paradoxe permissif » consiste à « rendre la transgression impossible en l’intégrant au moment même où elle apparaît, voire avant qu’elle n’ait été sanctionnée par les réactions du public ». 26

Ce que la Roue de bicyclette soulève dans son mouvement est aussi révélé avec l’Ecole de Francfort chez Adorno et Horkheimer. Selon eux, « la machine tourne sur place, [plus encore], elle écarte comme un risque inutile tout ce qui n’a pas encore été expérimenté. (…) [Tout se passe comme si] tout devait continuellement fonctionner, être en mouvement. Car le seul triomphe universel du rythme de la production et de la reproduction mécanique est la garantie que rien ne changera, qu’il ne sortira rien d’inadéquat ». 27  La roue tient pour principe la répétition d’un état plus que d’abondance, de saturation mais il s’agit de ne pas bourrer la machine n’importe comment. Dans cette logique de fonctionnement, «  les mass médias doivent sans cesse fournir de nouveaux articles, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises ». 28  L’on peut tout aussi parler de la dévaluation des valeurs et de la culture en loisirs, n’ayant d’autre objectif, sous couvert de démocratie culturelle,  que de rendre accessible. Comment ? En modifiant le matériau brut : «  le préparer pour qu’il soit facile à consommer ». 29

Le moment circulaire se doit d’être en perpétuel mouvement au risque d’être immédiatement anéanti par son propre système aux premiers signes d’essoufflement. Pour que le mécanisme circulaire fonctionne, la sustentation parfaite du système doit évoluer en accord avec son mouvement et ses vicissitudes. En d’autres termes c’est son propre mouvement mutatis mutandis qui le maintient en activité. A la « volonté de puissance » se substitue La « volonté de volonté » que Heidegger dénonçait à propos de la technique dont « le dynamisme de la puissance se nourrissant d’elle-même, sans finalité autre que son propre développement ». 30  La puissance du système par ailleurs qui lui donne force et ampleur est inextricable de sa propre et plus grande faiblesse : très simplement si un jour le mouvement est stoppé, il meurt.
En tant que paradigme annonciateur d’une fin de la tradition comme perte de valeur constitutive de la société au profit de la valeur marchande, la machine postmoderne réaménage, recycle, met au goût du jour, exploite tout à des fins marchandes. Le mécanisme du réseau n’étant que redondance dans le gargantuesque des signes qui y circulent sans auteur ni récepteur pour s’étendre dans le totalitaire par l’internationalisation du système de communication, autrement dit, de ce mécanisme qui au fond (et on ne dit pas au final puisqu’il a pour principe axiomatique de ne pas avoir de fin) crée un bouclage sur lui-même. Plus encore dans ce que Gilles Lipovetsky appelle les « temps hypermodernes » qui fonctionnent eux-mêmes bien selon la « logique du recyclage permanent ». Si la postmodernité s’arrangeait du passé en l’empruntant et en le recitant, les temps hypermodernes poussent plus loin : « recyclage et retraduction de la mémoire à des fins économiques, émotionnelles et identitaires. (…) L’hypermodernité fonctionne bien selon la logique du recyclage permanent ». 31 La tradition est mise au goût du jour mais peut-être pas au goût des modernes ou de Duchamp.

On s’étonnerait donc aujourd’hui de parler d’une révolution au sens de l’accomplissement d’un cercle chez Duchamp plutôt qu’en termes révolutionnaires, de ruptures. Celui qui avait rapidement revendiqué ne pas faire partie de Dada (sinon de façon lointaine) trouve finalement dans la révolution une forme non tout à fait une rupture, mais une intuition. La rupture certes existe mais force est de constater que la révolution se marque davantage dans cette circularité dont nous parlé plutôt que dans une révolution. Sans que l’on s’en étonne, Duchamp marque ici une pointe d’ironie, car si ses objets rédimés existent déjà dans la réalité, artialisés ils sont cependant issus de compositions « alchimiques »  qui « subvertissent la perception habituelle du monde et mettent en accusation une réalité angoissante ». 32

La question de la révolution s’intensifie, s’étoffe même au travers des figures de style, des images, de leur ironie, de l’utilisation de la métaphore, de la métonymie, etc. En somme dans leur multiplicité. A tel point que la question qui subsiste est la suivante : comment Duchamp, en tant que perturbateur fait-il sa révolution ? Ou plutôt la réelle question serait la suivante : de quelle révolution parlons-nous ?
Si les mouvements rotatifs de Duchamp ne sont pas uniquement de simples formes circulaires, c’est peut-être qu’ils se veulent, sous couvert de la douce rondeur pneumatique d’une roue, plus subversifs que Duchamp dans une ironie sans borne a bien voulu faire croire. Lorsque ce dernier met violemment à mal, quelques temps plus tard, l’ensemble de la tradition institutionnelle par un urinoir autant iconoclaste qu’amuseur, exposé en guise d’œuvre d’art (Fountain 1917), il s’agit là d’une provocation  dont la censure s’est d’ailleurs voulue immédiate. L’incitation subversive dans la roue de bicyclette est tout autre : pourrait-on s’imaginer les formes d’une révolution dans les révolutions, en d’autres termes l’idée d’une rupture dans un mouvement continu ? Au moment où Duchamp s’affranchit de la tradition et réclame une indépendance moderniste, c’est parce qu’il défie tout « paradoxe permissif » montrant et préfigurant la route par une subversion tacite contournant la censure, ouvrant la voie à la possibilité d’une contestation subsumée. La révolution par les arts : n’est-ce que pas ce un des fondements surréalistes  - auxquels Duchamp lui-même appartint ? 

 


Cynthia Brésolin est étudiante en troisième année de doctorat arts – histoire, théorie, pratique – à l’université de Bordeaux III, et travaille sur les nouvelles formes de résistance de l’art engagé dans la société contemporaine. Elle a participé au colloque « l’image et les traversée de l’histoire » en janvier 2006 à Toulouse,  aux séminaires interdoctorants organisés par le laboratoire imagines à Bordeaux III et a publié un compte rendu critique du livre de David Freedberg « les pouvoirs des images » dans la revue Figures de l’art XI.


 

Notes:

1 Marc Jiménez, La querelle de l’art contemporain. (Paris : Gallimard, 2005) 52.

2 Sébastien Charles, Les temps hypermodernes. (Paris : Grasset & Fasquelle, 2004) 14.

3 Thierry de Duve, Résonance du ready-made, Duchamp entre avant-garde et tradition. (Nîmes : J. Chambon,  1989) 24.

4 Marcel Duchamp, Duchamp, du signe,– Ecrits de Marcel Duchamp.(Paris : Flammarion, 1975) 191.

5 Anne Coquelin, L’art contemporain, Que sais-je ? (France, 1998) 70.

6 Paul Virilio, Esthétique de la disparition.  (Paris : Galilée, 1989) 123.

7 Marc Jiménez, Qu’est-ce que l’esthétique ?  (Paris : Gallimard, 1997) 416.

8 Jiménez, Qu’est-ce que l’esthétique, 430.

9 Selon le bon terme d’Alain Roger.

10 Charles, 19.

11 Charles, 20-1.

12 Le générique se déroule sur l'image d'un cadran d'horloge. Le temps est bien la mesure fondamentale du film, conçu comme un carcan, une camisole destinée à broyer l'individu dans les ressorts du machinisme, à le soumettre aux impératifs de la productivité. Le comique naît du heurt entre cette infernale et mécanique logique temporelle et les réactions de Charlot pour échapper à l'emprise aliénante de ce temps. Le prologue sert, par une métaphore (les moutons) ayant valeur de symbole, à incarner l'espace aliénant de l'usine, du culte de la machine et de la conception de l'ordre qui en découle. Charlot travaille à la chaîne dans une usine gigantesque. Il serre des boulons. Le directeur ordonne une augmentation de cadence. Ne pouvant suivre le rythme, Charlot est happé dans le ventre de la machine et roule entre les engrenages, rendu complètement fou, il se met à danser au milieu de l'usine, à serrer tout ce qui lui fait penser à des boulons, le nez de ces collègues, les boutons de la robe de la secrétaire, jusqu'à ce que décision soit prise de l'évacuer dans un fourgon sanitaire. Charlot devient fou. (…)

13 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. (Paris : Minuit, 2003) 268-9.

14 Jiménez, Qu’est-ce que l’esthétique ?, 317.

15 Pol Bury, l’art a bicyclette et la révolution à cheval. (Paris : Gallimard, 1972).

16 Bernard Lafargue, Figures de l’art N? 10 : L’esthétique aujourd’hui ?   (Pau : PUP, 2006) 303.

17Virilio, 123.

18 Gilles Deleuze, Différence et répétition, (Paris : PUF, 1969).

19 Lafargue, 283.

20 Eric Alliez, Gilles Deleuze, une vie philosophique, (Paris : PUF, 1998) 97.

21 Virilio, 121.

22 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, 270.

23 Virilio, 119.

24 Virilio, 90.

25 Duchamp, 175.

26 Jiménez, La querelle de l’art contemporain, 174.

27Adorno et Horkheimer, La dialectique de la raison, fragments philosophiques.(Paris : Gallimard, 1974) 143.

28Hannah Arendt, La crise de la culture, (Paris : Gallimard, 1972)264.

29« La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets et son danger est que le processus vital de la société consomme littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. (…) La nature des objets est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits) l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir (…) » Arendt, 264-265.

30 Charles, 47.

31Charles, 130.

32 Jiménez, qu’est-ce que l’esthétique ?, 317.

 

Bibliographie

Théodore Adorno et Max Horkheimer. La dialectique de la raison, fragments philosophiques. Gallimard, 1974.

Eric Alliez. Gilles Deleuze, une vie philosophique. PUF, Les empêcheurs de tourner en rond, Le Plessis-Robinson, 1998.

Hannah Arendt. La crise de la culture. Gallimard, coll. Folio/Essais, 1972.

Paul Bury. L’art à bicyclette et la révolution à cheval. Gallimard, coll. Idées, 1972.

Anne Coquelin. L’art contemporain, « Que sais-je ? », PUF, 1992.

Gilles Deleuze. Deux régimes de fous. Paris : Minuit, coll. Paradoxe, 2003.

Marcel Duchamp. Duchamp du signe –Ecrits de Marcel Duchamp. Paris : Champs Flammarion, 1994.

Thierry de Duve. Résonances du ready-Made, Duchamp entre avant-garde et tradition. Jaqueline Chambon,  1989.

Marc Jiménez. Qu’est-ce que l’esthétique ? Gallimard, Folio/Essais, 1997.

Marc Jiménez. La querelle de l’art contemporain. Gallimard, Folio/Essais, 2005.

Bernard Lafargue. « L’idée d’une esthétique critique et polyphonique face à l’éternel retour de l’art en son âge mondial et pa(n)ïen. Figures de l’art 10, L’esthétique aujourd’hui ?, 2005, pp. 279-313.

Gilles Lipovetsky avec Sébastien Charles. Les temps hypermodernes. Grasset, 2004.

Jean-François Lyotard. La condition postmoderne. Minuit, 2005.

Janis Mink Duchamp, L’art contre l’art. Taschen, 2000.

Paul Virilio. Esthétique de la disparition. Paris : Galilée, 1989.